
Pour échapper aux tranchées, il a simulé l'amnésie. Rebaptisé "Adam Hurtebise", il a trouvé un emploi à Paris, au Journal des réfugiés qui informe les habitants du Nord, tout juste "récupéré" - on ne dit pas libéré. Repoussant les mains tendues, Adam continue de feindre, remâchant ses peurs et son mal de vivre. Il a perdu le rire et le désir, le goût aussi. Et ses illusions. Les lettres d'amour de sa marraine de guerre n'étaient qu'une farce. Le Montparnasse des Années folles l'écoeure. Comme les vautours qui profitent des réparations.
Derrière le triste masque d'Adam, Alfred rêve des nuages, des briques et des terrils de sa région natale. Il la retrouve en ruine, routes et champs truffés de déchets militaires. Ici, malgré tout, il se régénère, puisant aux sources de l'âme des Ch'tis le courage, la force et le goût de la fête. Alfred prendra sa revanche par le rire.
Du drame, le récit tourne à la farce grinçante. Une sorte de kermesse héroïque dont l'apogée sera l'inauguration d'un cabaret créé par des survivants et des "gueules cassées" dans une arène jadis réservée aux combats de coqs - un symbole, bien sûr, comme le héros et beaucoup de figures de ce roman, plus savant qu'il n'y paraît de prime abord. Car l'intrigue ne se greffe pas, comme c'est souvent le cas, sur un fond historique, elle incarne l'Histoire et ces années grises et roses.
Philippe Delepierre et Bruno Vouters ont une vision intime de ce Nord souvent caricaturé. Le premier, professeur à Villeneuve-d'Ascq, a publié des romans situés dans la région, comme Fred Hamster et Madame Lilas (Liana Levi, 2004). Le second, rédacteur en chef adjoint à La Voix du Nord, a réalisé un documentaire sur la catastrophe de Courrières. Ils mêlent heureusement leurs compétences pour produire un "docu-fiction" à la fois réaliste et inspiré.
On ne quitte ce livre qu'à regret, avec l'envie d'en savoir plus. Les auteurs ont eu la bonne idée de prolonger leur récit d'un chapitre intitulé "Roman et réalité", qui précise les frontières entre la vérité des personnages, des descriptions, des lieux et les apports de la fiction.
Le Cabaret des oubliés, de Philippe Delepierre et Bruno Vouters, Liana Levi, 368 p., 19 €.
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